« Par ignorance, je t'ai appelé ma patrie / J'avais oublié que l'on fait main basse aussi sur les patries ! »
À l'intérieur du train TER, j'ai lu ce poème de Mahmoud Darwich écrit au crayon au dos du livre, "Une histoire du conflit politique" de Julia Cagé et Thomas Piketty. J'ai soupiré et senti que mon cœur saignait en pensant que la vie est trop courte pour être loin de sa maison, des rues où on a passé toute son enfance. La vie est trop courte quand on se rend compte que l'on ne pourra plus revoir le sourire de sa mère, qu'on ne pourra plus sentir l'odeur des mains de son père. La vie est trop courte pour la vivre en exil…
Mais c'est la vie. Personne ne comprend que l'on quitte sa maison parce qu'on est obligé de partir. Être un réfugié n'est pas un choix. Ou peut-être que si, c'est un choix. Celui de fuir la mort et de rester en vie, de continuer et de lutter pour les objectifs que l'on s'est fixés dans sa vie, alors que la mort, elle, est définitive.
J'ai mis mes lunettes de soleil et mon casque audio. C'est à ce moment que le train s'est arrêté en gare d'Issoire. Une dame d'environ 70-75 ans s'est approchée et s'est assise devant moi. Elle a regardé mon livre, a souri et, après avoir salué, a dit : « La France a une longue histoire politique, mais malheureusement, cela empire chaque année. Regarde ! La France est maintenant pleine d'étrangers qui veulent rester ici et ne pas partir. Je parie que sur 10 personnes dans ce train, il y a 7 personnes qui viennent d'Afrique. Bientôt, nous serons un pays où les Français eux-mêmes seront une minorité… »
Elle répétait continuellement que pour sauver l'honneur de la France, le peuple français doit voter Marine Le Pen, juste pour "expulser les étrangers de France".
À chaque instant qui passait, elle devenait de plus en plus furieuse et le plus comique - ou plutôt tragi-comique - était qu'elle ne savait pas qu'elle s'adressait à un étranger. Elle parlait à quelqu'un qui est réfugié, quelqu'un qui n'a d'autre choix que de quitter son pays et se réfugier en France. Je ne voulais pas trop parler, d'une part pour éviter une dispute probable, d'autre part, à m'entendre, elle se rendrait compte que j'étais, moi aussi, un étranger. Il faut dire que j'avais mes lunettes de soleil et qu'elles cachaient mes yeux bridés qui auraient trahi mon origine.
Pour abréger, j'ai trouvé une excuse et lui ai dit que je devais aller aux toilettes.
J'ai pris un siège tout à l'arrière du train et mon cœur était extrêmement lourd. Je pleurais à l'intérieur, mais je ne pouvais pas crier. Je criais mille fois en silence à l'intérieur de ma poitrine. Je me demandais sans cesse : pourquoi sommes-nous condamnés à être maudits ? Notre peuple a vécu le génocide le plus long de l'histoire de l'humanité. Mon père, mes ancêtres et moi avons vécu ces persécutions pendant 130 ans, génération après génération, vie après vie, deuil après deuil. Je n'ai pas eu d'autre choix qu'accepter que ma patrie n'est plus ma maison et ai dû quitter ces terres sacrées. J'ai dit au revoir à ma famille et à mes amis peut-être pour toujours et ne suis pas sûr de les revoir un jour.
Pendant ce temps, il m'est si difficile d'expliquer ceci à ceux qui n'ont pas vécu cette expérience.
Il y a un beau dicton en Afghanistan qui dit: Personne ne comprend la douleur du feu à moins que sa propre main ne soit brûlée.
J'ai lu le journal d'Anne Frank et à chaque mot, j'ai ressenti la douleur profondément dans mes os, parce que, de même, j'ai eu l'expérience de la discrimination, du génocide et de la déshumanisation. Mais la partie la plus déchirante est le moment où vous vous rendez compte que vous n'avez pas de place à la maison ou à l'étranger. C'est comme si vous étiez condamné à être souillé, condamné à être exclu.
Alors j'ai sorti mon stylo et j'ai écrit ce vers de Mahmoud Darwich sous le poème précédent :
« Ne sois pas un étranger à quelqu'un qui t’a vu comme une patrie. »
Mohammed M.