Il y quelque temps, Anne-Lena a reçu un coup de téléphone d'un journaliste de France-Info , Robin Prudent. Il avait lu et entendu parler de nous dans les divers médias régionaux et locaux. Il s'agissait de faire un article sur nos diverses actions. Rendez-vous fût donc pris et il débarqua chez nous, au local de la Loco, une semaine plus tard. Il s'agissait d'une enquête au long cours, puisqu'il avait prévu de rester deux jours sur place. A Saint-Beauzire, mais aussi sur les divers lieux où les bénévoles développent leurs actions (cours de Français à la Clef avec Agnès et Marion, judo à Vezezoux avec Pierre Frisch).
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Projet de loi immigration : en Haute-Loire, habitants et demandeurs d'asile "tentent de construire des liens, pas à pas"
Dans le village auvergnat de Saint-Beauzire, une centaine de migrants résident dans un ancien centre de vacances. Mais le fragile équilibre qui s'est installé avec les habitants pourrait être déstabilisé par la réforme du droit d'asile voulue par le gouvernement.
Sur le tatami, seule compte la couleur de la ceinture. D'un côté, Pierre Frisch, 49 ans, professeur d'histoire-géo et ceinture noire de judo. De l'autre, Grace Wunda, 20 ans, demandeur d'asile et ceinture marron. Les mains sur le col, les deux hommes en kimono blanc montrent une nouvelle prise aux élèves du club de Vézézoux, un village de Haute-Loire. L'entraîneur auvergnat passe sa main derrière le cou du jeune Congolais et, en un mouvement de hanche, le projette au sol. Des applaudissements envahissent la salle polyvalente.
Depuis quelques mois, une dizaine d'exilés du centre d'accueil de demandeurs d'asile (Cada) de Saint-Beauzire, situé à quelques kilomètres de là, participent aux entraînements. "Ça fait du bien de sortir du centre, sinon on reste un peu isolés", glisse Grace Wunda, encore essoufflé. "Ici, ils progressent et ils s'intègrent", se félicite Pierre Frisch en serrant la main de Didier Robert, le maire de la commune, qui prête la salle. "On cherche à redynamiser le village, salue l'édile. Alors tout le monde est le bienvenu."
Une fois les kimonos rangés, le maire jettera peut-être un œil, mercredi 1er février, sur le nouveau projet de loi sur l'immigration, présenté en Conseil des ministres. Le texte prévoit notamment de réformer la procédure d'asile et d'expulser plus vite les personnes déboutées de leur demande, lorsqu'elles sont placées en Cada, comme à Saint-Beauzire. Or, de nombreux territoires ruraux accueillent ces étrangers en quête du statut de réfugié.
"Vous allez avoir des emmerdes"
Dans le village altiligérien, cela fait sept ans qu'une centaine de demandeurs d'asile a trouvé refuge. A l'époque, l'Etat se met en quête de lieux pour accueillir les migrants, le temps des procédures administratives. La fédération Léo-Lagrange, une association d'éducation populaire, propose alors de mettre à disposition l'un de ses centres de vacances, perdu à la lisière d'une forêt de Haute-Loire. "On a eu très peur de la réaction des habitants, au début", se remémore Didier Luce, trésorier de l'association La Loco, qui accompagne les demandeurs d'asile. "En plus, ça tombait en pleines élections régionales et l'immigration était pointée du doigt."
Dans le village, les rumeurs et les peurs se propagent à travers les vieilles maisons de pierre, éparpillées en hameaux. "Quand ils sont arrivés, des gens qui n'habitent pas ici ont dit : 'Vous allez avoir des emmerdes', se rappelle Fernando, devant sa camionnette. En réalité, rien du tout."
La première semaine, une vingtaine d'habitants du canton appellent l'association pour aider à accueillir les migrants. L'intégration de plusieurs dizaines d'entre eux reste un défi dans un village d'à peine 400 âmes. "On est loin de tout ici, c'est un vrai challenge", soupire Didier Luce. "C'est la jungle, il n'y a que des arbres autour", sourit Fénelon Lussala, originaire du Congo et résident du Cada depuis un an.
"Un jour, une mamie m'a dit : 'Il faut avoir trois générations au cimetière pour venir d'ici'. Donc même moi, je ne suis pas d'ici."
Didier Luce, trésorier de l'association La Loco
Au bord de la départementale enneigée, il n'est pas rare de croiser ces nouveaux venus rejoindre la sous-préfecture, Brioude, à pied. "Le plus difficile ici, c'est de pouvoir se déplacer", explique Hasmatullah Safi. Après un an et demi au centre d'accueil, cet Afghan de 27 ans a obtenu le statut de réfugié… et le permis de conduire. Un Graal en zone rurale, mais une exception chez les demandeurs d'asile. "De temps en temps, j'en prends un dans ma voiture pour le ramener", souffle Pierre*, qui élève des blondes d'Aquitaine à quelques pas du centre d'accueil. "Mais en pleine nuit, j'ai peur d'en écraser un !"
"Ça se fait dans la douceur, ici"
Une fois arrivés à Brioude, jolie bourgade de 6 500 habitants, les demandeurs d'asile tentent de faire sauter une autre barrière à leur intégration : l'apprentissage du français. Au chaud dans le café associatif La Clef, une dizaine d'entre eux répète en chœur l'alphabet devant un cahier A4 grands carreaux. "Ça se fait dans la douceur ici, il n'y a pas de grille d'évaluation", décrit Marion Sauvegrain, qui accompagne les bénévoles du café.
L'enjeu est de taille pour les migrants. "Tant que je ne parle pas la langue, je ne peux pas avoir d'échanges avec les gens d'ici", reconnaît, dans un anglais parfait, Mohammad Ehsan Siddeg, un Afghan arrivé dans l'Hexagone il y a trois mois. Le projet de loi immigration devrait même renforcer cette nécessité en conditionnant l'obtention d'un titre de séjour à un niveau minimal de français.
En attendant qu'ils obtiennent d'éventuels papiers et qu'ils puissent travailler, le centre d'accueil encourage les missions bénévoles pour les migrants. Le judoka Grace Wunda passe ainsi tous les lundis derrière le bar de La Clef pour servir les clients. D'autres s'affairent régulièrement aux Restos du Cœur ou à la Croix-Rouge. "Beaucoup de demandeurs d'asile ne comprennent pas pourquoi on leur donne une aide financière alors qu'ils ne peuvent pas travailler. Alors, dès qu'ils peuvent aider, ils le font", explique Audrey Pailhes. Pour couper court aux rumeurs, la cheffe de service du Cada s'empresse de préciser le montant de cette aide versée par l'Etat : 6,80 euros par jour, notamment pour se nourrir.
"Une chance pour le monde rural"
Il suffit de sonner à quelques portes de là, non loin du centre d'accueil, pour constater la persistance de certains préjugés. "Ma mère a bossé toute sa vie et elle gagne moins qu'eux", affirme Pierre* devant un gobelet de rosé. L'éleveur rumine encore une histoire vieille de cinq ans. Il accuse des demandeurs d'asile d'avoir dérobé des fraises dans son exploitation.
Le long de la rue des Pins, à quelques dizaines de mètres du Cada, toutes les maisons affichent un autocollant "voisin vigilant" sur leur portail. "Chacun vit de son côté", admet Jean-Paul* sur le pas de sa porte. En cinq ans, le sexagénaire n'a jamais discuté avec les étrangers. "Ils ne parlent pas français et moi, je ne parle pas anglais", soupire-t-il. Colette, la voisine d'en face, affirme le contraire : "Ils parlent français et ils sont très courtois", salue-t-elle, emmitouflée dans un pull fuchsia. Les deux riverains s'accordent tout de même pour dire que "tout se passe bien" depuis leur arrivée.
A travers les plaines gelées de Saint-Beauzire, les rencontres et les échanges entre migrants et habitants restent rares. "Les demandeurs d'asile sont une chance pour le monde rural, même si ce n'est pas la mentalité d'une majorité des habitants", clame sans détour Didier Luce, rappelant que le Rassemblement national a réuni ici plus de 57% des voix au second tour de l'élection présidentielle de 2022. Ailleurs, comme dans le village de Callac, en Bretagne, l'arrivée des migrants a parfois provoqué des réactions hostiles, alimentées par des récupérations politiques.
Des "Gaulois réfractaires"
Alors, au centre d'accueil, on tente par tous les moyens de sortir du chacun-chez-soi. "On veut être visibles, même s'il y a des Gaulois réfractaires", clame la cheffe de service, Audrey Pailhes. L'association La Loco multiplie de son côté les réunions publiques et les repas solidaires. "Mais les habitants viennent très peu, reconnaît Didier Luce. On tente de construire des petits liens, pas à pas."
"En zone rurale, on a toujours des bonnes âmes. Ici, le principe de charité est très fort."
Audrey Pailhes, cheffe de service du Cada de Saint-Beauzire
A force de travail, les équipes du centre et les bénévoles ont su créer de frêles passerelles entre les migrants et les habitants. Les premiers racontent ainsi leurs parcours dans des collèges et à l'école de Saint-Beauzire, qui accueille quelques enfants de familles migrantes. "Ces rencontres se terminent toujours par un match de foot à la récré avec les élèves", se félicite Geneviève Boulet, bénévole à La Loco.
Le succès est tel que certains demandeurs d'asile ont été formés pour devenir éducateurs sportifs dans les écoles. "Les enfants nous accueillent tous très bien", se réjouit Fénelon Lussala. "On espère que ça pourra infuser un peu sur leurs parents", ajoute Didier Luce. Certains habitants ne sont plus à convaincre. "Après la pandémie de Covid-19, on a eu une pénurie de joueurs, alors on a demandé s'il y avait des migrants motivés" pour enfiler les crampons, raconte Laurent Bazzara, coach du petit club d'Auzon. Il ne s'est pas trompé : une équipe entière de demandeurs d'asile a rapidement rappliqué aux entraînements. Pour la saison actuelle, près d'un tiers des licenciés viennent désormais du centre d'accueil. Deux d'entre eux ont même intégré l'équipe première, et un trophée de leurs exploits trône à l'accueil du Cada.
Robin Prudent
France Télévisions